5.
— Je croyais que tu voulais sortir pour raisonner Damon ? s’étonna Stefan.
Toujours main dans la main avec lui, Elena venait de tourner brusquement à droite et de s’engager dans l’escalier branlant qui menait aux chambres du premier et, au-dessus, à la mansarde de Stefan.
— Eh bien, à moins qu’il ne trucide Matt et prenne la fuite, il sera toujours temps de lui parler demain.
Elle tourna la tête vers Stefan, les joues creusées de deux jolies fossettes.
— Je t’ai écouté, tu vois. Et puis j’ai réfléchi : Matt est un footballeur plutôt costaud, et maintenant ils sont à armes égales puisqu’ils sont tous les deux humains, pas vrai ? Et, de toute façon, c’est l’heure de ton dîner.
— Mon dîner ?
Stefan sentit ses canines réagir d’instinct, si vite qu’il en fut gêné. Il fallait vraiment qu’il touche deux mots à Damon et qu’il veille à bien lui faire comprendre qu’il n’était qu’un invité à la pension, rien de plus ; cela dit, ça pouvait effectivement attendre demain. Cette discussion serait peut-être même encore plus efficace une fois que Damon aurait évacué toute sa colère.
Il appuya sur l’extrémité de ses dents avec sa langue pour essayer de les rétracter, mais à peine stimulées elles s’étaient déjà aiguisées et dépassaient sur sa lèvre inférieure. Passé la douleur, la sensation était maintenant très agréable. Tout ça en réponse à un simple mot : dîner.
Elena lui lança un regard taquin par-dessus son épaule, en riant doucement. Elle faisait partie de ces femmes qui ont la chance d’avoir un rire magnifique. Mais ce rire-là était clairement malicieux, à l’image de l’enfant espiègle et rusée qu’elle avait été. Stefan eut envie de la chatouiller pour l’entendre encore ; envie de rire avec elle, de la prendre dans ses bras et d’exiger qu’elle lui explique ce qui l’amusait tant.
— Qu’est-ce qu’il y a, mon amour ? demanda-t-il plutôt.
— J’en connais un qui a les crocs, répliqua-t-elle innocemment.
Et elle pouffa encore.
L’espace d’une seconde, il resta à la regarder, émerveillé, et soudain, la main d’Elena lui échappa. Son rire résonna dans son sillage comme une cascade d’eau vive sur des rochers, tandis qu’elle s’élançait en courant dans l’escalier, autant pour le taquiner que pour lui montrer qu’elle était en pleine forme, devina-t-il. Si elle avait trébuché ou été prise de vertiges, il aurait décrété qu’un énième don de sang serait nocif pour elle, elle le savait très bien.
Pour l’instant, ça ne semblait faire de tort à aucun de ses amis, sinon il aurait exigé le repos dudit ami. Même Bonnie, pourtant aussi fragile qu’une libellule, ne paraissait pas s’en porter plus mal.
*
* *
Elena monta l’escalier à toute vitesse, consciente que Stefan souriait dans son dos et n’éprouvait pas la moindre méfiance à son égard. Elle ne le méritait pas, et c’est bien pour ça qu’elle tenait d’autant plus à lui faire plaisir.
— Et toi, tu as dîné ? demanda-t-il quand ils arrivèrent dans sa chambre.
— Depuis longtemps : du rôti de bœuf… cuit.
Elle sourit.
— Qu’est-ce que Damon a dit quand il a finalement compris que c’était toi et qu’il a vu le plateau que tu avais apporté ?
Elena s’efforça de rire à nouveau, mais les larmes lui montèrent brusquement aux yeux ; normal, entre ses brûlures et ses entailles encore douloureuses, et l’épisode avec Damon, elle avait de bonnes raisons de pleurer.
— Il a appelé ça de la bidoche. C’était un steak tartare. Écoute, je n’ai pas très envie de parler de lui, maintenant.
— Bien sûr, je comprends, mon amour.
Stefan se sentit aussitôt piteux. Il se donnait un mal fou pour ne pas paraître affamé… mais il n’arrivait même pas à contrôler ses canines.
Et apparemment Elena n’était pas d’humeur à flirter. Elle se hissa sur le lit, puis déroula avec précaution le bandage que Mme Flowers venait de lui poser autour du cou.
Stefan eut l’air subitement inquiet.
Mon amour…
Il s’interrompit brusquement.
Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle l’observa tout en continuant d’enlever son pansement.
Eh bien… si je le prenais plutôt à ton bras ? Tu souffres déjà beaucoup et je ne veux pas toucher au traitement antitétanique de Mme Flowers.
Mais si, il reste encore plein de place à côté !
Mais si je mords sur ces entailles…
Une fois de plus, il s’interrompit.
Cette fois, Elena le dévisagea. Elle le connaissait par cœur. Il avait une idée en tête.
Dis-moi ce qui te tracasse.
Stefan la regarda dans les yeux, puis approcha sa bouche de celle d’Elena.
— Je peux les cicatriser, chuchota-t-il, mais… ça signifierait les rouvrir pour les refaire saigner. Ce sera douloureux.
— Et ça pourrait surtout t’empoisonner ! le coupa durement Elena. Tu vois bien que Mme Flowers a mis une crème…
Le petit rire que Stefan laissa échapper lui fit l’effet de doux picotements le long du dos.
— On ne se débarrasse pas d’un vampire aussi facilement, tu sais. À part un coup de pieu dans le cœur, rien ne peut nous tuer. Mais je ne veux pas te faire mal, même si c’est pour ton bien. Je pourrais t’hypnotiser pour que tu ne sentes rien…
— Non, surtout pas ! Je m’en fiche d’avoir mal. Tant que tu as tout le sang qu’il te faut.
Stefan la respectait assez pour savoir qu’il ferait mieux de ne pas insister. En plus, il ne pouvait plus vraiment se retenir. Il la regarda s’allonger, puis s’étendit près d’elle et se pencha pour atteindre les entailles auréolées de taches vertes dans son cou. Il les lécha avec douceur, et avec une certaine hésitation au début, puis sa langue soyeuse s’attarda plus longuement sur chacune des plaies. Il serait incapable d’expliquer le processus, ni quels agents chimiques il déposait dessus. C’était aussi naturel que le fait de respirer pour un humain.
Au bout d’une minute, il redressa la tête, l’air amusé.
Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?
Elena sourit en sentant son souffle lui chatouiller le cou.
Ton sang est aromatisé à la citronnelle, constata Stefan. Apparemment, la recette miracle de grand-maman est à base de citronnelle… et d’alcool ! On dirait du vin à la citronnelle !
Et c’est bon ou pas ? demanda Elena, un peu inquiète.
Oui, comme toujours. Mais je préfère quand même ton sang au naturel. Tu n’as pas trop mal ?
Elena se sentit rougir. Damon avait soigné sa joue de la même façon à l’époque où ils étaient au Royaume des Ombres, quand elle avait fait un rempart de son corps pour éviter un énième coup de fouet à une esclave en sang. Elle savait que Stefan était au courant de cette histoire et il se doutait sûrement, chaque fois qu’il la regardait, que la balafre blanche quasi invisible sur sa pommette avait été caressée avec tout autant de douceur jusqu’à cicatrisation.
Comparé à ça, ces éraflures ne sont rien, le rassura-t-elle.
Mais un brusque frisson la parcourut aussitôt.
Stefan, je… Je ne t’ai jamais demandé pardon pour avoir protégé Ulma au risque de ne pas pouvoir te sauver à temps. Et aussi… pour avoir dansé pendant que tu mourais de faim et continué de faire des mondanités afin de trouver la clé des jumeaux…
Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? répondit-il d’un ton faussement fâché, tandis qu’il refermait avec douceur une entaille sur sa gorge. Tu as fait tout ce qu’il fallait pour me retrouver alors qu’à la base c’est moi qui t’avais laissée seule ici. Tu ne crois pas que je peux comprendre ? Je ne méritais pas d’être sauvé…
Je t’interdis de dire ça ! rétorqua Elena, la voix subitement étranglée par les sanglots. Au fond, je crois que… je savais que tu me pardonnerais, sinon je n’aurais pas supporté le contact de tous ces bijoux que je portais, ils m’auraient brûlé la peau. Tu sais, pour te retrouver, il a fallu qu’on te piste comme des chiens de chasse, et on était terrorisés à l’idée que le moindre faux pas signe peut-être ton arrêt de mort… ou le nôtre.
Stefan la tenait à présent fermement contre lui.
Comment te faire comprendre ? Tu as renoncé à tout, même à ta liberté, pour moi. Vous avez accepté d’être esclaves. Et toi… tu as été « punie »…
Comment… comment tu le sais ? Qui te l’a dit ? bredouilla Elena en s’agitant.
Toi, mon amour. Dans ton sommeil, tes rêves.
Mais… c’est Damon qui a souffert à ma place. Ça aussi, tu le sais ?
Il y eut un moment de flottement avant que Stefan réponde : Ah… Je vois… Et, non, je l’ignorais.
Comme des bulles, des bribes de souvenirs du Royaume des Ombres remontèrent à l’esprit d’Elena. Cette cité en toc, à l’éclat illusoire, où l’on glorifiait autant un coup de fouet répandant une gerbe de sang sur un mur qu’une poignée de rubis éparpillés sur le trottoir…
Mon amour, n’y pense plus. Tu m’as retrouvé, tu m’as sauvé, et maintenant on est ici, ensemble.
Une fois la dernière entaille refermée, Stefan posa la joue contre la sienne.
C’est tout ce qui compte pour moi : toi et moi, ensemble.
Elena était si heureuse d’être pardonnée qu’elle en avait presque le tournis, cependant… quelque chose en elle avait changé et n’avait cessé de croître durant toutes ces semaines passées au Royaume des Ombres. Un sentiment pour Damon qui n’était pas simplement dû au fait qu’elle avait eu besoin de son aide. Un sentiment qu’elle avait cru que Stefan comprenait. Et qui pourrait même changer les rapports entre eux trois. Mais, aujourd’hui, Stefan semblait persuadé que tout allait redevenir comme avant, avant son enlèvement.
Enfin… à quoi bon se tracasser à propos de l’avenir, alors que cette soirée suffisait à la faire pleurer de joie ?
C’était ça, le sentiment le plus fantastique au monde : être avec lui. Alors elle lui fit promettre à maintes reprises que plus jamais il ne l’abandonnerait pour se lancer dans une nouvelle quête, même pour quelques jours, quelle qu’en soit la cause.
Entre-temps, elle oublia toutes les questions qui la préoccupaient. Ils avaient toujours été au paradis dans les bras l’un de l’autre. Ils étaient faits pour être ensemble. Plus rien n’avait d’importance maintenant qu’elle était chez elle.
N’importe où, mais avec Stefan : c’était là, chez elle.